Comment l'extrême droite s'est normalisée en France ?

Le cofondateur et ancien président du Front national, Jean-Marie Le Pen, a été hospitalisé en région parisienne après "un léger malaise cardiaque" le samedi 15 avril dernier. Depuis, son entourage a rassuré sur son état de santé.

Le mois d'avril avait pourtant porté chance à Jean-Marie Le Pen par le passé. En effet, le 21 avril 2002, il avait accédé, à la surprise générale, au second tour de l'élection présidentielle. C'était une première pour son parti, le Front national.

Le soir du 21 avril 2002, à 20 heures, les Français avaient été stupéfaits de voir apparaître aux côtés de la silhouette du président sortant, Jacques Chirac (19,88 % des suffrages), celle de Jean-Marie Le Pen (17,79 %). Seulement 194 600 voix séparaient alors le leader du Front national du socialiste Lionel Jospin, brutalement disqualifié après cinq années de gouvernement.

C'était l'un des moments les plus intenses de notre vie démocratique, car c'était la première fois que l'extrême droite parvenait à atteindre le second tour de l'élection présidentielle dans l'histoire de la Vème République.

Plus de vingt ans se sont écoulés depuis lors. Qu'est-il resté du "choc" du 21 avril 2002 ? Comment expliquer que la qualification de la candidate du Front National, puis du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, au second tour de l'élection présidentielle en 2017 et en 2022 n'ait pas connu le même retentissement ?

PoliticAll, votre réseau social 100 % politique, vous propose de vous replonger dans ce coup de tonnerre politique du 21 avril 2002 (I), avant de vous intéresser aux causes de la banalisation de la qualification de l'extrême droite au second tour des élections présidentielles (II).

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Le coup de tonnerre du 21 avril 2002 

Malgré un nombre record de candidatures (seize candidats qualifiés), l'élection présidentielle de 2002 s'annonçait peu passionnante. En effet, depuis de longs mois déjà, les sondages d'opinion avaient installé dans l'esprit des Français que l'issue du premier tour ne faisait aucun doute. Un match retour aurait lieu entre le président sortant, Jacques Chirac, et son Premier ministre, Lionel Jospin, après leur affrontement de 1995.

Jacques Chirac avait choisi de mener campagne sur l'insécurité, un thème avec lequel la majorité sortante socialiste ne semblait pas être à l'aise. Le gouvernement socialiste, qui avait mis en place plusieurs réformes sociales importantes (35 heures, Pacs, lancement des contrats emplois-jeunes) au cours des cinq dernières années (1997-2002), était en difficulté sur cette question, un thème dont le Front National de Jean-Marie Le Pen s'était fait le champion depuis plusieurs campagnes électorales.

Au cours de la campagne, l'avance de Jacques Chirac sur Lionel Jospin se réduisit. Les pourcentages qui les séparaient se resserraient, et l'avance du président sortant ne semblait être que d'un ou deux points dans la dernière semaine. Les sondages montraient également que les Français n'étaient pas satisfaits de cette affiche. Jean-Marie Le Pen avait progressé depuis janvier, passant de 9 à 14% des intentions de vote, une forte progression, mais la qualification du candidat FN paraissait toutefois toujours improbable.

À quelques jours du premier tour, l'état-major socialiste commençait à s'inquiéter des derniers sondages serrés entre Jospin et Le Pen. Le Premier ministre socialiste, qui menait une mauvaise campagne, ne pouvait cependant pas s'imaginer être éliminé dès le soir du premier tour et préférait "éclater de rire" lorsqu'on lui parlait de cette éventualité.

Le 21 avril, comme le veut l'usage, les équipes de campagne des candidats furent informées des tendances par le ministère de l'Intérieur avant la divulgation des premières estimations. Lionel Jospin apprit qu'il ne serait pas au second tour.

 

Bien que sonné, il se présenta à la tribune, dénonçant la dispersion des candidatures à gauche et annonçant : "j'assume pleinement la responsabilité de cet échec et j'en tire les conclusions en me retirant de la vie politique après la fin de l'élection présidentielle". Les cris et les pleurs se répandirent dans tout le QG du candidat socialiste.

 

Au QG de Jean-Marie Le Pen, à l'inverse, c'était la fête ! Il était qualifié pour le second tour. Le patriarche entonna "qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ? Qu'est-ce qu'on attend pour faire la fête ?" alors que des larmes de joie coulaient sur le visage de sa fille Marine, que les médias découvrirent. Autre grand gagnant du scrutin, l'abstention qui atteignit un record de 28,4 % !

La mise en place du front républicain 

Dans la nuit du 21 au 22 avril, des rassemblements se sont formés un peu partout en France pour protester contre la présence de l’extrême droite au second tour.

Des responsables politiques de gauche comme le premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, ont appelé à mettre en place un front républicain. À l’exception d’Arlette Laguiller pour Lutte ouvrière qui refuse de choisir et de Bruno Mégret qui apporte son soutien à Le Pen, l’ensemble des candidats du premier tour ont appelé à faire barrage.

Le 1er mai, entre 1 et 2 millions de personnes ont défilé dans une centaine de villes.

 

Le 23 avril, à l’occasion d’un meeting à Rennes, Jacques Chirac a annoncé qu’il refusait de débattre avec le représentant du Front national. Il a déclaré : “Pas plus que je n’ai accepté dans le passé d’alliances avec le Front national, et ceci quel qu’en soit le prix politique, je n’accepterai demain de débat avec son représentant” et a ajouté “je ne peux pas accepter la banalisation de l’intolérance et de la haine”.

Les premières enquêtes d’opinion pour le second tour ont annoncé un Jacques Chirac largement vainqueur avec plus de 70 % des intentions de vote voire plus de 80 % dans certains sondages.

Le 5 mai 2002, Jacques Chirac est devenu le président le plus largement réélu au suffrage universel dans l’histoire de France avec 82,21 % des suffrages exprimés.

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Les causes de la banalisation de la qualification de l'extrême droite au second tour des présidentielles 

La dédiabolisation et la normalisation du parti par Marine Le Pen

Dès son accession à la tête du Front national en janvier 2011, Marine Le Pen a mis en place une campagne de dédiabolisation. Elle a exclu les membres les plus radicaux du mouvement et a changé l'orientation politique du parti en évoluant de la politique libérale à un parti plus social. L'objectif était de permettre au mouvement de conquérir l'électorat populaire qui avait tendance à échapper au Parti communiste (PC) et surtout au Parti socialiste (PS).

Cette nouvelle orientation politique a porté ses fruits, avec le Nord de la France, à commencer par la commune d'Hénin-Beaumont, ainsi que le sud-est, terres historiques du FN, devenant de véritables bastions frontistes. Les élections régionales et européennes ont confirmé la progression du FN.

Cependant, le 20 août 2015, l'ancien leader frontiste Jean-Marie Le Pen a réitéré ses propos sur les chambres à gaz et a défendu l'action du maréchal Pétain. Il est devenu trop encombrant pour le parti. Dans sa stratégie de dédiabolisation, Marine Le Pen ne pouvait pas faire d'exception et a donc exclu son propre père, fondateur du mouvement. Cette décision a poursuivi la normalisation du FN.

 

Depuis quelques mois, selon différents instituts de sondage, la qualification de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017 ne faisait aucun doute. Seule l'interrogation concernait son adversaire, François Fillon pour Les Républicains, Emmanuel Macron pour En Marche ou Jean-Luc Mélenchon pour La France insoumise. En avril 2017, elle a réussi à se qualifier pour le second tour mais n'est arrivée qu'en seconde position (21,30 %) derrière Emmanuel Macron (24,01 %).

La présence du candidat frontiste au second tour de la présidentielle de 2017 n'a pas suscité la même colère dans le pays que celle de son père quinze ans plus tôt. Toutefois, de nombreux candidats de gauche et de droite ont appelé à faire barrage à Marine Le Pen au second tour. Après un débat qu'elle a jugé raté, Marine Le Pen a perdu au second tour (33,90 %) face à Emmanuel Macron. Elle a notamment payé ses hésitations sur la sortie de l'euro et son manque de préparation sur de nombreux dossiers économiques.

 

Son score décevant a entraîné la fin du duo Le Pen/Philippot. Ce dernier, Florian Philippot, était devenu son premier conseiller et l'artisan de la dédiabolisation du mouvement. Malgré le départ de Philippot, la normalisation du parti s'est poursuivie. 

En mars 2018, Marine Le Pen a été réélue à la tête du parti, mais le plus important a été le changement de nom du Front national qui est devenu le Rassemblement national (RN). Elle souhaitait avec ce changement montrer sa volonté d'aller plus loin dans la stratégie de dédiabolisation de son parti.

Pour la présidentielle de 2022, Marine Le Pen a changé de stratégie de campagne. Les invectives et l'agressivité envers les autres candidats ainsi que le pouvoir en place sont désormais terminés. La candidate du Rassemblement national observe une attitude plus retenue et calme, conformément aux règles de bonne conduite. Elle mène une campagne sur le thème du pouvoir d'achat qui est très appréciée par son électorat populaire.

Pour la deuxième fois consécutive, elle parvient à se qualifier pour le second tour de l'élection présidentielle malgré la présence d'un autre candidat qui lui fait de l'ombre sur la thématique identitaire et d'immigration, à savoir Éric Zemmour du parti Reconquête qui recueille 7 % des voix.

Dans une élection présidentielle marquée par la guerre en Ukraine, Marine Le Pen perd une nouvelle fois (41,5 %) face à Emmanuel Macron lors du second tour. Si la candidate du Rassemblement national progresse en termes de nombre de voix, il apparaît de plus en plus clairement, malgré la fin du front républicain, que son mouvement est confronté à un "plafond de verre" qui l'empêche de franchir le cap des 50 % des suffrages, synonyme de victoire à l'élection présidentielle.

 

La fin du front républicain 

La dédiabolisation menée par la fille de Jean-Marie Le Pen, Marine, a porté ses fruits. Le front républicain a disparu en 2023. Le ni-ni ou l'abstention gagne du terrain même à gauche et la digue face au Rassemblement national (RN), qui a succédé au Front national, se fissure petit à petit.

Les hésitations de la majorité présidentielle depuis les élections législatives de 2022 et son incapacité à choisir entre la Nupes (la coalition de gauche) et le RN dans des triangulaires ont définitivement signé l'arrêt de mort du front républicain. En effet, à la surprise générale, le RN fait une percée historique aux élections législatives de juin 2022 avec 89 députés envoyés à l'Assemblée nationale, faisant ainsi du parti de Marine Le Pen le premier parti d'opposition en nombre de députés.

 

Élue députée à l'Assemblée nationale, Marine Le Pen devient présidente de son groupe parlementaire. Elle demande à chaque député(e) de son groupe de se comporter en député exemplaire, tandis que le groupe Nupes (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) est chargé de s'opposer systématiquement aux projets de loi du gouvernement ou aux propositions de la majorité présidentielle.

Plutôt discrète sur les bancs de l'Assemblée nationale, Marine Le Pen attend calmement son heure. La campagne présidentielle de 2027 ?

Le 5 novembre 2022, pour la première fois en 50 ans, le président du RN ne sera pas un Le Pen. Jordan Bardella succède à Marine Le Pen à la tête du parti, poursuivant ainsi la voie de la normalisation du parti. Pour combler le manque de cadres pourtant indispensable pour un mouvement qui affiche son ambition de conquête du pouvoir, le RN a lancé son "école des cadres", le campus Héméra, le 21 mars dernier.

Avec un nouveau président à la tête du parti, un groupe parlementaire puissant et une école des cadres, l'objectif du Rassemblement national est de plus en plus clair : remporter l'élection présidentielle de 2027 et accéder au pouvoir. Qui pourra empêcher cet élan ?

Conclusion : Une voie dégagée pour le RN en 2027 ? 

Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen, le candidat du Front National, accédait au second tour de l’élection présidentielle. Dans la nuit du 21 au 22 avril, des rassemblements de protestation se sont formés un peu partout dans le pays contre la présence de l’extrême droite au second tour.

Toutes les forces politiques, à l'exception d'Arlette Laguiller pour Lutte ouvrière et de Bruno Mégret, ont appelé à faire barrage à Jean-Marie Le Pen. Le 1er mai, entre un et deux millions de personnes ont défilé dans une centaine de villes.

Le 5 mai 2002, Jacques Chirac est devenu le président le plus largement réélu au suffrage universel dans l'histoire de France, avec 82,21 % des suffrages exprimés.Dès son accession à la tête du Front National en janvier 2011, Marine Le Pen a mis en place une véritable campagne de dédiabolisation. Elle a exclu les membres les plus radicaux, y compris son père et fondateur du parti, Jean-Marie Le Pen, en 2015.

Elle a orienté différemment son mouvement qui est passé d'un parti plutôt libéral sur les questions économiques à un parti plus social. Grâce à cela, elle a récupéré les couches les plus populaires de l'électorat abandonnées par la gauche. Les élections se sont enchaînées, régionales, européennes, et le FN a continué sa progression. Jusqu'à la conquête suprême, l'Élysée et la présidence de la République ?

Par deux fois en 2017 et en 2022, Marine Le Pen a fait face au "plafond de verre" que son mouvement a eu du mal à surmonter, échouant à chaque fois face à Emmanuel Macron. En 2023, le front républicain a disparu, le Rassemblement National (RN), héritier du FN, a un nouveau président, un non-Le Pen. Le RN dispose d'un groupe puissant à l'Assemblée nationale, les soucis financiers sont de l'histoire ancienne et il vient de lancer sa propre "école des cadres" du mouvement.

Il aura donc fallu un peu plus de vingt ans au FN devenu RN pour voir le bout de sa dédiabolisation et peu à peu sa normalisation. Dernière étape avant la conquête du pouvoir : le plafond de verre ! Une représentante de la famille Le Pen peut-elle véritablement accéder à la présidence de la République ?

Débat : Marine Le Pen ne devrait-elle pas laisser sa place en 2027 pour donner toutes les chances à son mouvement d'accéder à l'Elysée ? 

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